L’assassin court encore

Bondoufle, quinze heures trente, stade Constant Jambouin

Alex Chaudevan enchaîne des fractionnés sur la piste en tartan, lorsque son regard s’arrête, ainsi que ses baskets, pile devant un billet de banque. Un billet de cent francs belges. Bizarre, en banlieue parisienne.

Alex lève les yeux, cherche la source de cette manne incongrue. Là-haut, derrière les tribunes VIP, il aperçoit les bureaux du staff et l’aquarium des commentateurs. Par-dessus les fauteuils alignés, une brise légère emporte comme feuilles mortes une nuée de billets beiges. Un mouvement, un peu plus loin, attire son regard : une silhouette qui s’engouffre dans le vomitoire tout proche. Il hèle l’individu, mais celui-ci a déjà disparu, avalé par les escaliers. Intrigué, Alex enjambe avec souplesse les barrières et grimpe quatre à quatre les gradins pour voir ce qui se passe.  Il suit à rebours le flot déferlant des devises outre-quiévraines.

C’est ainsi qu’il découvre, gisant entre deux rangées de sièges, un homme habillé de noir. Sûrement un arbitre. Un chronomètre cassé à la main, il fixe Alex de son œil sanguinolent. Sous sa tête une flaque de sang se répand lentement sur la marche en béton.

Les billets continuent à s’envoler du bureau, ouvert aux quatre vents par cette chaude après-midi de juin. Alex récupère son portable et appelle les secours. À l’arrivée des policiers et des ambulanciers, l’inconnu est inconscient. Il décèdera malencontreusement dans l’ambulance sans livrer l’identité de son agresseur.

Dans le bureau, un épais tapis de coupures de même facture jonche le sol. Au mur, un long clou ensanglanté supporte deux autres chronomètres, ceux-là en bon état. Juste au-dessous, une paire de lunettes avec un verre brisé.

L’Inspecteur Bonnieux, brigade anti-criminelle de Bondoufle,  analyse la scène. Il ne faut pas longtemps à un fin limier de sa trempe pour en déduire le scénario du crime. Certainement un meurtre crapuleux, l’argent en témoigne.

« Tout est clair. Le ci-devant Bernard Fuori a été surpris, alors qu’il se rendait vers ce clou pour y suspendre un chronomètre. Au vu de son métier, on peut supposer que l’assassin était venu le soudoyer avec l’importante somme d’argent qui gît ici. L’homme, intègre, a très certainement refusé. L’assaillant s’est emporté, l’a violemment projeté contre le mur. La victime s’est alors effondrée sur ce clou, brisant ses lunettes et se blessant à l’œil. »

Entre deux rangs de subordonnés, béats d’admiration devant tant de sagacité, l’inspecteur sort de la pièce et enchaîne, face aux gradins.

« Réalisant la gravité de son forfait, le meurtrier s’est enfui. Le blessé a courageusement couru après son bourreau. Ils se sont empoignés entre les sièges, ici. L’assassin, d’une force supérieure, lui a cogné la tête contre le gradin que voilà. Il s’est alors dégagé puis s’est enfui par cet escalier, où Monsieur l’a aperçu. »

Étant donné la distance et la disposition des lieux, le principal témoin se révéla parfaitement incapable de donner une description précise du criminel. Un homme “un peu grand”, avec des cheveux “un peu blonds”, et “qui court vachement vite”, il y en a plein les stades.

Le relevé d’empreintes sur la poignée, hélas, ne donna pas non plus de piste fiable : ce bureau était un vrai moulin. L’enveloppe en kraft était passée entre de nombreuses mains, aucune ne figurant dans le fichier des délinquants. Quant aux billets, n’en parlons pas.

 …

Trois heures après, à bord du Thalys Paris-Bruxelles

Albert Van Labiz s’assoit dans son fauteuil et pousse un soupir de soulagement. « Ouf, juste à temps ! C’est bon que Bernard m’ait prêté son chronomètre. Quelle tête de linotte d’aller muser un marathon sans chrono ! Et ce flamîn de coureur qui est venu piétiner mon sac à l’arrivée. M’a tout fracassé dedans, la fiole d’eau et le chronomètre de mon copain.

Je ne voulais pas vider la place sur une bisbrouille. Je l’ai bien dédommagé, le Bernard, mais un chrono à quatre cents francs suisses ça fait un brin de billets de cent francs belges. Heureusement que j’avais gagné la course des Flandres la semaine passée et que j’avais encore la liasse sur moi.  J’espère qu’il aura trouvé mon petit mot. »

Trois heures et des broquilles avant, dans l’aquarium des journalistes du stade Constant Jamboin

« Ah ben mince, il n’est pas là ! Je dois aller à volle gaz à la gare si je ne veux pas rater mon train, avec c’te biète qui m’a pourri le sac et mon billet. Je vais lui laisser un petit mot, au Bernard,  qu’il ne pense pas que je joue avec ses pieds. »

Albert prend un stylo-plume et une feuille de papier qui traînent sur le bureau et griffonne :

« Salut Manneke,
J’ai malheureusement cassé ton chronomètre. Je n’en peux rien, c’est un autre coureur qui l’a piétiné avec ses spikes. Je ne voudrais pas qu’on se batte le beurre entre nous. Je te laisse de quoi en acheter un neuf.
Adieu Fieu,
Albert »

Il laisse bien en évidence une grosse enveloppe un peu déchirée et son petit mot, pose dessus le cadavre du fameux chronomètre en guise de presse-papiers et se sauve en courant.

Une seconde après, Bernard, juge-arbitre Suisse de son état, sort des toilettes adjacentes. Il lit le mot, regarde dans l’enveloppe, lève les yeux et voit Albert qui s’éloigne à grandes enjambées. Entre potes, pas d’histoire d’argent, sinon à quoi ça servirait, l’amitié ? Il se précipite vers la porte. Les billets s’échappent de l’enveloppe déchirée. Bernard, en chaussures à crampons, glisse sur la liasse et se cogne la tête la première sur le clou qui, ironie du sort, sert à pendre les chronomètres. Il casse ses lunettes et saigne de l’œil. Il n’y voit plus rien car il est très myope, avec un fort astigmatisme bilatéral. Il sort dans les tribunes afin de chercher de l’aide, se prend alors les pieds dans un siège, rate une marche, tombe et se fracasse le crâne sur le béton. Il lâche le mot de son ami, le papier s’envole.

 …

Le lendemain matin, huit heures

« Ah les porcs, ils sont encore venus poser culotte derrière les tribunes ! Même les policiers sur le crime d’hier ne leur ont pas fait peur ! » Le gardien du stade ramasse avec sa pique, dégoûté, la feuille griffonnée, chiffonnée et maculée de taches marron, et la fourre dans son sac-poubelle en tordant le nez.

 … …

Dix-sept ans après

Après trente-sept ans et demie à pourchasser les malfrats, l’Inspecteur Bonnieux fait valoir ses droits à une retraite bien méritée. Il partira avec un souvenir, une épine dans un pied d’enquêteur, celle de ne jamais avoir totalement résolu ce crime, ainsi que la lancinante certitude que l’assassin court toujours.