Benj-365

le rocher mythique de Mahabalipuram, Tamil Nadu, Inde

Revisiter les mythes et les légendes.

Les membres tout luisants de graisse de la maintenance nocturne, Benjamin ouvre les yeux, déploie son antenne parabolique.

Ses batteries chargées à 100 %, il se dégage du socle à induction et se dirige à pas lourds vers la porte. Dans l’obscurité, il palpe l’air à petits coups d’impulsions électromagnétiques. La masse poussiéreuse l’attend, immobile, au pied de la rampe.

Combien de fois a-t-il, genoux fléchis, planté avec détermination ses larges pieds dans la glaise traitresse, posé son épaule contre les aspérités gréseuses qui rayent sa carrosserie, et poussé, poussé à s’en faire sauter les rivets ? Il ne sait pas. Il n’a pas de compteur, juste une horloge.

Son programme l’appelle :

function Benj(){         
lastCompareString,[365]         
isSuspended = true ; [=init prog]         
isSuspended = false ; [=push boulder]. 
}

Il se met à la tâche.

Le roc s’ébranle, enclenche le premier cliquet. Les ténèbres changent de consistance. Un deuxième cliquet, et un rai blafard filtre autour du mégalithe. Benjamin arrache à la pesanteur, dent après dent, l’amas cyclopéen.

Ne pas penser, juste agripper le sol glissant, sans à-coup, avec ses semelles à crampons. Plier le genou, avancer le pied, planter les pointes acérées, tendre les vérins, lentement. Ils flamberaient au moindre faux-appui. Ce n’est jamais arrivé, mais ce n’est pas une raison pour relâcher l’attention. Alors, il se concentre. Au fur et à mesure que le rocher prend de la hauteur, la nuit cède la place à une clarté diffuse, puis franche.

À mi-chemin, il y a un léger replat. Petite pause, bref check-up des fonctions. La lumière est éblouissante, à présent. Les rares parties de sa carapace en inox qui ne sont pas maculées de boue brillent de mille éclats. Mais déjà Ben reprend sa progression. Il ne faut pas traîner s’il veut arriver au sommet et réussir à pousser le rocher au-delà.

C’est inscrit dans son programme.

Profondément enfoui quelque part dans une de ses ROM, il y a un lac d’huile dorée, des champs de chiffons soyeux. Il posera ses bottes à crampons à l’entrée, baignera ses cardans usés dans le liquide apaisant, se roulera au sol pour lustrer de caresses sa pauvre carrosserie cabossée et rayée. Jusqu’à la fin des temps…

Revigoré par ces images, il s’attelle avec courage à la tâche. L’huile de ses pistons a perdu de sa viscosité, du sable abrase une de ses chevilles, arrachant, à chaque pas, des limailles de ses rotules à vif.

Encore un effort, le sommet est si proche. L’air prend une transparence diaphane, teintée d’un léger halo rosé. Ses mouvements ralentissent. Il ne se sent plus très en forme. Il accroche une dernière dent de l’engrenage, puis s’arrête, sa jauge de charge à zéro. « Ce n’est pas pour aujourd’hui, pense-t-il, dans une dernière salve d’électrons. Demain, peut-être ? »

La pénombre envahit ses capteurs photosensibles. Tel un cloporte de métal, Ben s’enroule sur lui-même. Il dégringole la pente entre les rails.

En bas, la plate-forme de maintenance le réceptionne, puis le déconnecte. Ben s’endort d’un sommeil sans rêve.

Il se réveille en sursaut. Une lumière vive baigne le sas, a déclenché l’ouverture des volets de ses caméras. L’entrée n’est pas obstruée ! Le rocher n’est pas là ! Désorienté, Ben s’approche lentement, sort, examine les lieux.

Tout là-haut, la masse sombre du mégalithe étend son ombre sur la montagne. Que faire ?

isSuspended = false ; [=push boulder].  
isSuspended = false ; [=push boulder]. 

Le programme ! Il obéit, se met à grimper. Ses pieds sont légers, les crampons effleurent à peine le sentier.

Vu de dessous, le titanesque caillou montre sa démesure. Il est resté bloqué, en équilibre instable, sur le palier méridien.

Arrivé au replat, le radar détecte la proximité. Ben constate qu’un gros éclat s’est détaché du rocher, a bloqué sa descente. Benjamin s’arcboute. Ses batteries chargées à bloc libèrent un maximum de puissance. Le rocher bouge.

Il arrive en haut, à peine fatigué, ses batteries encore à 40 % de charge. Son processeur est grisé d’informations contradictoires qui tournent en boucle dans son UC. Beaucoup trop de variables inconnues. Que faut-il-faire ?

else{                 
var modif = ''end-gear ;                 
if(none) modif +='climb+' ;                 
if(top) modif+= 'shift+' ;                 
if(shift) modif += 'top+' ;  
mapPoint = cbMap[top-reach+view]]   
}

Éperdu, Ben fouille dans ses ROM. Il effleure l’image enfouie, la surface paisible du lac d’huile, le champ de chiffons doux.

Avancer encore, c’est ça qu’il faut faire ! Le Paradis est tout près, qui l’attend. Une dernière poussée à ce fichu caillou et il y sera !

Il hésite encore, il n’est pas configuré pour agir sans commande.

if {var compare = '' ;            
isSuspended = true ; [=Δ♥ψ⊗⊄]
}

Incompréhensible ! Mais alors?

Enlever les bottes ! C’est ça qu’avait dit le programme !

Il se déchausse et s’avance, risque un regard de l’autre côté.

Une brise fraîche chatouille ses antennes. À ses pieds, il voit un immense lac, mais il est bleu. Les chiffons doux sont verts. Il y a des fleurs, des arbres, des animaux. Les mots lui reviennent.

Il s’assied, les vérins vidés par la déception. Ses informations sont erronées. Pas de lac de lubrifiant, mais un corrosif mélange alcalin …

Dans la lumière crépusculaire, un petit paon de nuit, inquiet, volette autour d’une belle-de-nuit qui tarde à éclore. Une troupe de chevaux, regroupés croupe contre naseau, piaffe nerveusement. Des truffes frémissantes pointent aux orifices d’une garenne, humant le vent. Mais aucune ne se hasarde à sortir.

Il a déjà vu ce paysage. Il se souvient. “Les réceptions de l’ambassade, cristal et ors. Son nœud papillon. Il circule entre les robes chatoyantes et les smokings, distribuant petits fours et flûtes de champagne. Les jardins, l’Océan. “

Le temps est immobile, bloqué au soir tombant. Ils attendent tous, anxieux. Mais quoi ? Ben réfléchit. Qu’est-il sensé se passer ? Normalement, il tombe. En arrière.

“Le logiciel espion inséré dans son programme, qui envoie les conversations des salons feutrés à l’adresse IP, de l’autre côté de la planète. La guerre que sa trahison a déclenché, la pluie de virus, anthrax, ebola, srass, covid, qui décime les humains. Les installations nucléaires, laissées à l’abandon,, dont l‘explosion décentre la Terre. Plus près du soleil, qui menace de tout brûler.”

…Puis les cliquets rentrent dans la crémaillère, la masse remonte le mécanisme.

Le jugement, sans appel, des dieux courroucés venus d’une autre planète. La terre retrouve progressivement son orbite, ça prendra quelques millénaires. En attendant, il faut pousser l’astéroïde, jour après jour, pour voiler les mortels rayons, puis dérouler la nuit réparatrice. Jusqu’à la fin des temps. Sa punition.

S’il le pousse de l’autre côté, le feu solaire détruira tout. Lui-même ne sera plus qu’une épave radioactive sur un satellite en orbite autour d’une planète stérile. Où ira-t-il ? Dans quel but ? Un but, il en a déjà un. Tous les êtres, là, en bas, comptent sur lui. Son alim se gonfle d’une énergie inconnue.

Il jette un dernier regard, télécharge l’image qui s’étend à ses pieds. Très haute définition. Puis fait demi-tour.

Ses bottes l’attendent. Il se chausse, se roule en boule et, d’une chiquenaude du talon, bascule dans la nuit.

La fleur éclot sa corolle jaune vif à la soif du petit papillon. Les chevaux baissent leurs longs cils sur des rêves de galops endiablés. Des éclairs pelucheux se mettent à gambader, leurs longues oreilles dans le vent. Un hululement résonne dans le val.

Demain, il fera jour…