Le prix à payer

Nouvelle fantastique

D’aussi loin que je me souvienne, jamais un son n’était sorti de sa bouche. Sœur Suzanne avait fait vœu de silence. Elle vivait dans une ascèse rigoureuse de recluse.

Elle venait, chaque dernier vendredi du mois, au confessionnal où j’officiais. Immanquablement, elle s’agenouillait et pleurait de longues minutes, pendant que je m’efforçais de lui dispenser prières et réconfort. Son désespoir semblait insondable, mon impuissance à le soulager l’était tout autant.  Quel péché pesait donc sur ses frêles épaules pour mériter une telle pénitence ?

Au crépuscule de son existence, elle me fit mander pour l’entendre en confession. C’était en 1992. J’étais vicaire attaché à la congrégation des Carmélites de la ville de Châtillon-sur-Seine.

J’entrai dans sa cellule, m’attendant au silence et aux pleurs. La pauvre femme n’était plus qu’une braise hésitante au cœur d’un charbon consumé. Elle montrait cependant une détermination sans faille. Pour la première fois j’entendis le son de sa voix.

Elle me conta sa terrible histoire. La voici, telle qu’elle est restée gravée en ma mémoire.

« Ce soir d’octobre 1940, je marchais rue du Bac, me dépêchant de rentrer avant le couvre-feu. J’aperçus des petits bibelots, disposés dans une vitrine poussiéreuse. Saisie d’une pulsion irrésistible, je passai la porte de la boutique. Un vieil homme, fort aimable, vint m’accueillir.  Il était de petite taille, carré d’épaules, presque chauve et affublé d’un léger bégaiement. Je m’enquis de la nature de ces minuscules figurines. Il s’agissait de netsukes : des pendoirs en ivoire, ciselés avec art pour orner les kimonos.

Je contemplais l’ensemble, m’émerveillant de la délicatesse des détails, lorsque mon regard fut attiré, comme aimanté, par un spécimen disposé à l’écart sur un socle en buis ouvragé. Il représentait une jeune fille, chevelure au vent, montée sur un cheval mort. Un squelette de cheval lancé au galop. J’étais fascinée. Il me le fallait ! J’en demandai le prix. Le vieil homme me répondit sèchement qu’il n’était pas à vendre. Sur mon insistance, il consentit cependant à m’en relater la légende.

Offert à l’Impératrice Tseu-Hi par son astrologue personnel, il devait lui apporter l’éternelle jeunesse, représentée par la jeune fille. « Mais ce-ce n-n-n’est qu-qu’une fable… L’Imp-pé-pératrice est morte. » ajouta mon hôte avec un sourire entendu.

Un ancien serviteur du Palais Impérial le lui avait confié, contre forte somme et la promesse expresse de ne jamais s’en défaire. Lui-même le tenait d’une servante démente qui prétendait, dans ses accès de folie, être Tseu-Hi. Le serviteur l’avait mis en garde : il portait malheur. Et il y avait, toujours, le prix à payer. La dîme du cheval.

L’antiquaire demeura inflexible. Je repartis avec quelques babioles, frustrée de ne point posséder la mystérieuse cavalière et sa macabre monture.

Peu de temps après, je fus frappée d’une méchante grippe et dus prendre le lit. Je n’avais pour toute famille que ma petite-fille, âgée de vingt ans, Isadora. Je l’avais recueillie au décès de mon fils et de son épouse. C’était une enfant d’une grande bonté, l’esprit vif, d’une beauté à damner un saint.

Isadora était au désespoir de me voir m’affaiblir, cherchait à me distraire.

Elle m’avait entendue mentionner le fameux netsuke. Elle se rendit, à mon insu, dans la boutique obscure. Elle y trouva un jeune homme au sourire énigmatique qui l’informa que son grand-oncle était souffrant.

Désireux de lui plaire, il remua ciel et terre et retrouva l’écrin de buis. Il le lui remit contre une modeste somme et lui arracha la promesse de revenir. Elle m’avoua, pour s’en excuser, avoir été attendrie par l’émotion qui le faisait trébucher sur chaque mot.

Je fus ravie de son présent. Depuis ce fameux soir d’octobre, il obsédait mes nuits. Dans mes rêves j’en faisais le tour en chevauchant le funeste destrier. Trois tours sur la gauche, sept vers la droite.

J’avais posé l’objet près de moi. Isadora me tarabusta pour en connaître l’histoire. Quand elle l’eut entendue, ses yeux brillaient d’une étrange fièvre, sa voix vibrait d’une exaltation inaccoutumée. Elle me cajola, me suppliant d’en faire usage. Elle en espérait une miraculeuse guérison, se riant du dérisoire malheur qu’un si petit objet pouvait apporter. Je me rendis presque à son raisonnement. Hélas, mes forces m’abandonnaient, je m’endormis, exténuée, la petite à mon chevet. »

La religieuse parlait sans pause, comme pour rattraper les années de silence. Ses mots jaillissaient en un souffle ténu. Elle accélérait son débit, de peur de n’avoir plus assez de temps pour terminer. Elle continua :

« Au creux de la nuit, je sentis l’étreinte glacée de la mort se glisser entre les draps. Je tâtonnai sur la table de nuit, à la recherche de mon chapelet. Ma main rencontra le netsuke. Je le pris et le palpai pensivement dans la pénombre. Il était tiède et luisait faiblement. Et si la légende disait vrai ? Serai-je assez stupide pour refuser un tel cadeau ? J’étais aux abois de laisser ma petite-fille seule en ces temps tourmentés : les rues résonnaient de bruits de bottes.

Je me tournai vers la chère enfant, assoupie après toutes ces nuits de veille.

Isadora avait raison, quelle sorte de malheur la jeunesse éternelle pouvait-elle produire ? Le prix à payer ? J’étais prête à donner tout ce que je possédais pour pouvoir encore un peu la protéger.

Je portai ma main droite à la médaille attachée à mon cou. « Vierge Marie, vous qui avez donné votre fils pour laver nos péchés, éclairez mon âme tourmentée. » La médaille devint brûlante. Je la lâchai. Une quinte de toux déchira ma poitrine d’une douleur atroce. Je tenais mon salut et n’en faisais pas usage. En un sursaut, les doigts de mon autre main s’agitèrent et firent pivoter le cheval, trois fois à gauche, sept fois à droite.

C’est alors que je fus soudain réveillée par un gémissement d’effroi : « Grand-mère ! »

J’ouvris les yeux, étonnée de me retrouver assise sur la chaise d’Isadora. Je me vis alors, vieille femme, étendue sur mon lit de mort. Je penchai la tête vers les mains posées sur mes genoux, abasourdie de découvrir des doigts lisses et roses. Je réalisai avec horreur l’abomination que je venais de commettre, de quelle jeunesse je m’étais emparée, et quel en était le prix. La malheureuse alitée, hagarde, me jeta un regard suppliant en murmurant, dans ce qui fut son dernier râle : « Grand-mère ! Aidez-moi ! »

La religieuse se tut. En silence, elle me tendit la figurine. Je lui donnai l’absolution, doutant qu’elle lui apporte un quelconque apaisement. J’appris, au petit matin, qu’elle n’avait pas passé la nuit.

Juillet 2016, ma fin approche. J’y aspire de tout mon être. Chaque jour, je m’assure de la présence du petit objet accroché aux lacets de mon cilice.

Le jeune séminariste attaché à mes soins est d’un dévouement exemplaire. Je prie le Seigneur, chaque seconde, de m’accorder, l’heure venue, la force de résister à la tentation.