Printemps boréal

ours polaire et petit

Le petit pleure sa faim, la mamelle est vide. L’ourse blanche se relève brutalement. Le temps presse. Ses réserves ont tellement diminué que ses côtes saillent sous la fourrure méchée et sale.

Le printemps est anormalement doux. La glace a déjà fondu. Bientôt, il sera trop tard pour traverser.  Elle doit absolument rejoindre la banquise. C’est là qu’elle trouvera les phoques annelés, suffisamment gras et nombreux pour lui permettre de nourrir ses petits et leur fournir à tous les trois assez de graisse pour affronter l’hiver arctique et son blizzard.

Elle marche et marche encore, posant l’un après l’autre ses coussinets en sang sur les rochilles coupantes. Pas la moindre tache de blanc à l’horizon, à perte de vue, le bleu de l’océan. Elle s’est tant bien que mal nourrie de phoques moines, au long de son périple vers l’arctique, depuis la tanière où elle a mis bas ses petits. Hélas, ces proies du sud n’ont pas l’épaisse couche de graisse des phoques du grand nord.

Elle ne peut vraiment pas se lancer à l’eau. Ses bébés n’y survivraient pas. Ils n’ont ni l’endurance ni les réserves pour fournir l’énergie nécessaire à la traversée, et lutter contre le froid d’une eau à 4°. Elle, tout juste. À vingt-quatre ans, elle est déjà vieille, affaiblie par le long voyage et le manque de nourriture. L’expérience l’a rendue prudente.

Alors elle longe la côte, vers le couchant. Pourquoi ? Elle ne sait pas. Mais elle sent que derrière la crique, de l’autre côté du sérac, elle a le souvenir d’une solution, d’un espoir. La nuit sera bientôt là. Elle ne peut se permettre de perdre un jour de plus. Avril a déjà lancé les fleuves en débâcle.

Une odeur inquiétante effleure ses narines. Le feu. L’homme. En temps normal, elle aurait longé le campement, sans crainte. Mais elle n’est pas seule. Même s’il rallonge leur chemin, elle doit faire un grand détour derrière des monticules de roches coupantes.

Les petits suivent, courageux, sans une plainte.

Une autre odeur, âcre, ammoniaquée, vient envahir sa gorge.

D’entre les rochers monte un grondement sourd. Un mâle imposant cherche fortune. Il n’hésiterait pas à dévorer les oursons. L’ourse s’interpose, pousse ses petits du museau. Le petit ourson trottine bravement. Il peine, la route a été longue. Sa maman l’attend et le protège.

L’oursonne est loin devant. Le mâle affamé s’élance. Il la rattrape. La mère fonce et mord l’ours, cruellement, au jarret, le stoppant net à deux doigts de saigner la petite. Blessé, il bat en retraite.

La mère encourage sa progéniture, presse le petit, resté à la traîne. Le mâle n’est plus visible, mais elle le sent toujours sur leurs talons.

Au détour d’une crevasse, il profite d’un névé en surplomb pour sauter sur l’ourson attardé, planter ses crocs dans une cuisse, et s’éloigner, son trophée bringuebalant dans la gueule.

Les glapissements du bébé alertent la mère. Elle contourne les rocs, fait face à l’ours aveuglé par son fardeau et lui lacère la joue. Il lâche cette proie, décidément trop difficile d’accès, et s’enfuit sans demander son reste. Le petit est blessé à la patte. Il geint son épouvante et sa douleur. Sa mère le lèche sommairement, puis reprend la marche obstinée.

Derrière un ultime monticule, ils découvrent une vaste baie. Des plaques de glace s’entrechoquent, dérivent  nord-nord-est. Elle est arrivée là où son instinct, et l’expérience cruelle de la perte de ses oursons deux années de suite, l’ont entraînée.

Avant même d’atteindre un radeau salvateur, ils risquent d’être broyés entre deux de ces nefs impavides. Et la traversée sera périlleuse. Aussi mince soit-elle, c’est pourtant leur unique chance d’atteindre la banquise. Elle offre, une dernière fois, le maigre réconfort de son lait.

Une énorme plaque, isolée, passe à proximité. Vite, saisir la chance ! Elle se jette à l’eau. La petite hésite, couine depuis le bord, puis se décide bravement à la suivre. La mère se hisse sur l’iceberg, se retourne et encourage ses petits de la voix.

La plaque de glace est inexorablement emportée par le courant, dans quelques minutes, elle sera hors d’atteinte. Le petit mâle est encore sur la rive. Il gémit d’angoisse.

Lorsqu’il voit sa mère et sa sœur s’éloigner, il se jette éperdument à l’eau. Sa patte blessée le fait souffrir, puis le froid engourdit la douleur, ses gestes sont maladroits.

L’oursonne a rejoint sa mère. Celle-ci la hisse à ses côtés, puis se tourne vers son petit. Il barbote vaillamment.

L’ourse blanche repère, dans son sillage, deux narines hérissées de barbilles. Un lion de mer juvénile, attiré par l’odeur du sang et les remous.

Elle hésite. Elle est à bout de forces. La petite est là, à ses côtés, saine et sauve. Grassouillette et en excellente santé. L’ourson est dans l’eau, maigre, blessé. Le prédateur se rapproche dangereusement. Les dés en sont jetés.

L’instinct maternel vrille soudain les entrailles de l’ourse. Elle se jette à l’eau, nage vigoureusement vers son petit. Hélas, elle a hésité quelques secondes de trop. Le jeune chasseur, sentant la pitance toute proche,  accélère.

Ces latitudes ne connaissent pas de miséricorde. Seule compte la course éperdue pour la survie. Pas de pitié pour les faibles. Gagner le droit de voir poindre un matin de plus…La marge de manœuvre est infime.  Quatre kilos de chair peuvent faire la différence, pour un ventre affamé, et le froid qui viendra toujours bien trop tôt.

Le lion de mer arrive sur l’ourson, agrippe une touffe de poil, et sonde pour le noyer. La mère ourse plonge derrière lui, un battement de cœur trop tard.

Son hydrodynamisme poilu serait bien en peine de battre celui de la torpille lisse et profilée d’une otarie tueuse.

Mais l’ourson, en se débattant comme un perdu, freine la descente. D’un coup de rein puissant et désespéré, l’ourse projette sa mâchoire sur la caudale et, dans un ultime effort, hisse le lion de mer à sa portée. Il lâche sa proie, cherche à s’enfuir. Un coup de griffe vengeur l’éventre en plein élan.

La mère émerge à la surface dans une flaque d’entrailles, de déjections et de sang, l’ourson agrippé à sa fourrure.

Traînant le chasseur, devenu gibier, dans son sillage, elle utilise ses dernières forces pour rejoindre la petite oursonne sur la plaque gelée. Elle hisse à grand peine la dépouille sanguinolente sur la glace, ce sera certainement son unique nourriture avant longtemps.

Le petit, tremblant de froid et de terreur, se blottit près de sa sœur. L’ourse blanche se laisse choir, épuisée et meurtrie, tout contre eux, sur le frêle esquif qui porte leur espérance.

À plusieurs miles de là, le courant emporte une infime dilution de molécules de fer, contenues dans l’hémoglobine des mammifères marins, à l’organe gustatif d’un pod d’épaulards.

Le grand Nord manque terriblement de distraction.

D’un commun accord, les superprédateurs des océans se mettent en route vers cet alléchant fumet.