Un matin sur la Terre

Nouvelle avec effet de chute

« C’est à cause de la couleur, Maman. Elle est TELLEMENT bizarre.

Je la regarde chipoter dans son bol de pétales de maïs jaune d’or, avec un pincement au cœur. Il a fallu s’adapter, très vite, et elle a été si courageuse.

– Dépêche-toi, ma chérie. Ne te mets pas en retard.

Elle lève sur moi son regard émeraude, limpide comme un océan, me sourit pauvrement, puis attaque son petit-déjeuner. Je m’assois à son côté. J’ai bien compris son message. Son mal-être, son chagrin.

– La maîtresse est gentille ? Elle t’a bien fait assoir au fond de la classe ?

Elle hoche la tête, mâche consciencieusement les céréales croustillantes.

– Je lui ai dit que tu es hypermétrope. Elle a compris ?

– Oui, Maman. Je suis au dernier rang, entre Wisseme et Sonja. J’aime bien Sonja. C’est facile avec elle. Elle parle tout le temps. Elle voulait savoir d’où je venais, mais elle n’a même pas attendu la réponse, elle s’est mise à me raconter sa vie. Elle ne m’a pas posé d’autre question. Wisseme, il m’a juste demandé pourquoi je n’avais pas de poils sur les bras. Je lui ai répondu que c’était à cause de ma maladie. En fait, il s’en moque. Ce qui l’intéresse, c’est de jouer avec ses copains à la récré.

Je me penche sur ses avant-bras.

– Ça n’a pas encore repoussé. Tout va bien.

– Justement. C’est pour ça qu’il était étonné.

– … ?

– Que je n’aie pas de poils. Ils en ont tous. Un fin duvet blond. Ou très brun, comme lui. Il m’a dit « Laisse béton. » en levant les yeux au ciel. À ton avis, qu’est-ce que ça veut dire ?

– Je ne sais pas, mon ange. Allez ! File mettre tes lentilles de contact.

Elle se lève souplement, ondule dans le couloir, rapide comme l’éclair. Je l’entends fourrager dans le tiroir.

– Maman ! Je ne trouve pas le collyre ! J’en ai marre d’ici ! C’est tout petit. Je ne veux pas vivre dans ce mobil home minable. Je veux retourner dans notre belle maison !

Et voilà ! C’est reparti. Si elle commence à pleurer, ça va être coton pour mettre ses lentilles. Elles rendent le vert de ses yeux plus pâle, et arrondissent ses pupilles. Indispensables. Je fonce la rejoindre, dégotte le précieux flacon derrière une pile de serviettes de toilette, instille prestement une goutte dans chacun de ses yeux.

– Allez, vite ! J’entends le bus dans la rue de derrière.

Une petite pause. Ses yeux humides, et pas que du collyre.

Je continue:

– Tu sais bien qu’on ne peut pas repartir. C’est impossible. Tout est en miettes.

Elle murmure : – L’accident… Je me souviens…

Les mots s’étranglent dans sa bouche. Ma gorge se noue. Je la prends dans mes bras.

Je nous revois toutes les deux, sur ce rivage paradisiaque, au pied de cette montagne couronnée de nues comme une mariée, attendant le retour de mon cher époux.

C’était juste une escapade, une récréation dans notre odyssée. Les enfants voulaient se baigner…

L’annexe était trop petite pour nous contenir tous. Il fallait deux voyages. Il est retourné chercher nos deux petits anges. L’éclair aveuglant, puis le vide, intersidéral. Le silence assourdissant de la brise marine dans les palmiers.

– Ils me manquent, à moi aussi. Terriblement. Il faut que nous soyons courageuses. On ne peut pas effacer ce qui est arrivé. Ni ton Papa, ni tes petits frères ne reviendront. Notre vie est ici, à présent. Quand tu connaîtras leur langage, ça ira mieux.

Elle s’est blottie contre moi, si douce, si fragile. Elle affronte les obstacles avec l’entrain de la jeunesse et l’obstination mature d’une adulte. Les contraintes qui pèsent sur ses frêles épaules alourdissent le moindre de ses gestes. Ne pas regarder les gens en face ; ne jamais parler le langage du passé ; ne pas se faire remarquer.

Je dois être forte pour deux. J’attends son départ à l’école pour pleurer. Mon tendre époux et mes deux anges, mes jumeaux de deux ans, anéantis. L’angoisse permanente qu’on ne nous découvre.

Elle ajuste son cartable sur ses épaules, d’un bond aérien atteint la porte, puis descend le perron d’une démarche mesurée. Je regarde au loin. Le ronronnement du moteur, encore étouffé par les pâtés de maisons, résonne dans le petit matin calme. Tous les matins de l’univers se ressemblent. Je pose les yeux sur ma fille chérie, qui part rejoindre ses petits camarades à l’arrêt du bus, d’un pas lourd, le cœur lourd d’un lourd secret, d’un lourd chagrin et d’une lourde responsabilité.

Soudain, mon sang ne fait qu’un tour. Je me précipite derrière elle, en criant ce nouveau nom qu’elle commence tout juste à s’approprier. « Livia ! » Elle met quelques petites secondes à réagir, puis s’arrête. J’arrive juste à temps pour l’empêcher de se retourner dans l’allée, sous le regard curieux de la voisine et de ses enfants, alertés par mon cri.

Je fourrage fébrilement sous son manteau, faisant semblant de vérifier son cartable. Je lui murmure à l’oreille, en explication furtive : « Il y a ta queue qui dépasse ! ». L’épouvante envahit ses yeux.

Le bus est là. Je frotte tendrement ma joue contre sa joue. Mes phéromones dispersées sur son visage pour l’apaiser, la rassurer dans l’épreuve quotidienne qui l’attend.

– Bonne journée, ma Lviv, à ce soir. Sois prudente. Je t’aime.

Elle lève les yeux, cherche en vain, dans le ciel, la poussière d’étoile qui nous a amenées ici. Perdue à jamais dans le fatras des déchets en orbite autour de cette planète. Réprime un soupir résigné.

Le bus klaxonne.

– Bonne journée, Maman. »