Fragments

Merci Lysiane pour cette jolie photo de l'Atlantique

Les fragments sont des instants intemporels et anonymes, soit extraits de la mémoire, soit « peints sur le motif », c’est à dire relevés sur le vif comme un croquis littéraire.

Marseille, vallon des Auffes

Un vrai temps de curé ! Le bleu du ciel, encore un peu pâlichon en ce début du printemps, commence à prendre de la densité. Sous la caresse du soleil, je descends les quelques marches qui passent sous le monument aux morts de l’Armée d’Orient et des terres lointaines.

La rambarde qui donne sur la mer n’est guère avenante, toute rouillée, parsemée des squames rouges de son ancienne peinture. Protégée par des barrières municipales, elle me met en garde : « Ne m’approchez pas».

Dans sa décrépitude, elle est pourtant plus sympathique que le parapet en béton qui surplombe de vallon des Auffes. Quand je vais pour y poser mon cahier, une crotte de goéland, tel un gros mollard verdâtre, me repousse un peu plus loin.

Presque midi. Le toit, au-dessous, dégage une odeur chaude de tuile alanguie de soleil.  Attirée, j’avance le nez au-dessus du parapet. Un relent de peinture fraîche distille une saveur chimique sur mes papilles. Des Clang ! et des Clong ! Je risque un œil. Deux peintres sur leur échafaudage ravalent la façade du restaurant « l’Epuisette ».

Derrière moi, sur la route de la corniche, le feu passe au vert. Un fracas de pétarade motorisée me vrille les oreilles, empoisonne l’air d’un nuage de gaz d’échappement au goût métallique.

Incommodée, j’arrête de prendre des notes. Mon cahier sous le bras, je me glisse derrière les barrières, m’accoude au garde-fou.

La Méditerranée s’en fiche de tout ce tintamarre et de cette puanteur. Elle clapote paisiblement ses baisers chuintants sur l’enrochement délavé par les embruns. Je repose mes yeux à l’étendue bleu-vert des vaguelettes ourlées de friselis, leur murmure obstiné efface les vociférations de la ville.

Au large, If et Frioul trônent, joyaux minéraux posés sur un brocard émeraude. Leur silhouette majestueuse se détache sur la limpidité de l’azur.

Des effluves de friture montent de chez Fonfon. Pas moyen d’avoir un brin de poésie. J’abandonne.

Dans mon dos, une paire de goélands ricane.

St Trojan, La Grande Plage

Le ciel pâle d’hiver laisse filer entre ses doigts l’écoulement rapide des nuages. Ceux-là ne menacent pas, aujourd’hui. Ils vaquent à leurs affaires, stroboscopant au passage le sol de flaques d’ombre et de soleil. Mais avec les nuages charentais, rien n’est jamais sûr.

Je gravis avec peine la dune, cherche l’appui qui se dérobe. Le sable froid se faufile entre mes orteils en une caresse sensuelle. Depuis le parking, à l’orée de la forêt, tel un flot ininterrompu de voitures invisibles à l’improbable senteur aromatique de pin, un grondement sourd accompagne mes pas.

Au sommet, une bise armée de petites griffes de sable balaye mes cheveux, fouette mes mollets nus. Je plisse les yeux sous l’assaut, reprends mon souffle.

À chaque fois, le même choc. Je gonfle la poitrine, devenue trop petite pour toute l’émotion qui l’envahit. J’embrasse du regard l’infinité de la Grande Plage qui borde, à l’ouest, l’île d’Oléron. À droite, à gauche, à perte de vue, les ondulations de sable blond. Devant, l’immensité bleu-vert de l’Atlantique.

Le ronronnement s’est fait rugissement. Le sol vibre sous le martèlement puissant des rouleaux.

La descente est rapide. Au pied de la dune, un bois flotté. Tel une naïade alanguie de soleil, il repose dans l’odeur douceâtre d’un lit d’algues encore humides de la dernière averse.

À mi-chemin vers l’horizon, une bande de sable ferme et sombre. Terre et océan entremêlent leurs humeurs. La marche devient aisée. Pourtant, je m’arrête. Respire les embruns. Ça sent l’iode et le varech séché. Ça sent le propre et le voyage.

Comme la truffe d’un chien fidèle, les vagues interminables viennent mourir à mes pieds, chuintant un baiser humide et froid.

L’océan primal m’appelle. Son mouvement obstiné me plonge dans une hypnose apaisée.

La maison du Barry, Montpeyroux, Hérault

On y accède par la grande véranda, accueilli en douceur par les senteurs poivrées des géraniums, rosat ou citronnelle, qui hivernent à l’abri des frimas. Le rideau anti-mouches en chenillette veloutée chatouille au passage.

A droite en entrant, la petite cuisine diffuse un fumet alléchant. La daube mijote ses aromates dans le four. Le soleil entre à flots, fait danser la poussière d’or dans la lumière du matin. Le bouquet d’aulx, la branche de laurier des Rameaux de l’année dernière, les clous de girofle renversés trainent encore sur la toile cirée de la vieille table en noyer.

A gauche, le séjour, mais on l’appelle la salle à manger, tellement l’immense table occupe tout l’espace, cœur de la pièce, cœur de la maison.

Le reste est un assortiment hétéroclite de meubles glanés au fil des héritages. Il a fallu rogner pieds et fronton du buffet de la cousine Rose pour caser son imposante silhouette blonde entre sol et plafond. Sur le bahut noir de Mamé Isabelle, la télé bourdonne, en noir et blanc et en sourdine, au milieu des photos des petits-enfants et des bibelots.

Une reproduction du garçon à la bougie sur papier brillant diffuse des éclats dorés sur la tapisserie à grosses fleurs.

Tapie au fond de la pièce, la cheminée monumentale occupe tout le mur de ses briques rousses.

Quelqu’un pianote à l’orgue une volée de notes sur fond électronique de bossa-nova. On peut facilement se prendre pour Nat King Cole avec un tel outil.

Les après-midis venteux se jouent dans les rires et les râleries autour d’un tapis de cartes, tarot ou belote. Je me laisse hypnotiser pas la danse des flammes sur les bûches de pin. Je sursaute quand elles crépitent en gerbes soudaines d’étincelles. Le mistral hulule dans le conduit.

Les châtaignes, ramassées ce matin, pétouillent leur odeur sucrée en éclatant dans le poêlon. Je me brûle les doigts à les dépiauter.  Goût d’automne richement parfumé, onctuosité farineuse du cœur, craquant caramélisé des bords grillés. Les gourmands ont le museau tout barbouillé de noir.

Rires, murmures : « Petite, Pousse, Garde sans … »

Merci Lysiane pour la jolie photo de June et de l’Atlantique