Cerdito/Yann

Cerdito

L’air vif d’octobre lui pique les narines. Le soleil chauffe sa peau. Le vent frais hérisse ses rares poils. Il sent le froid et il sent le chaud. C’est déroutant et délicieux à la fois.

Il n’a jamais eu froid, ni chaud, auparavant. Juste une température qu’on ne ressent pas.

Si, quand même, un lointain souvenir. La chaleur du lait dans le ventre quand il tète la mamelle à travers les barreaux froids. Il y a aussi l’odeur sucrée de sa mère.

Comme il aimait se fondre en elle, il voulait que ça dure toujours !  Hélas, à chaque fois, la herse qui l’avait laissé approcher l’éloignait, trop vite, trop tôt.

Un jour elle n’était plus venue derrière la herse.

On l’avait déménagé, avec ses frères, dans un enclos plus grand. Mais toujours, au sol, des grilles métalliques qui faisaient mal aux pieds. Et, autour, des plaques de fer pour tout horizon.

Puis l’enclos était devenu trop étroit pour eux tous.

Un matin, l’homme avait ouvert une brèche dans l’horizon de fer et l’avait piqué au ventre pour le faire monter dans une grande cage grillagée. Pour la première fois il découvrait l’univers. Dans un grondement de tonnerre la cage s’était mise en route.

Alors il avait vu… du bleu en haut, du vert autour : le ciel, les arbres, de l’herbe !

Au début, il avait eu très peur. Il s’était terré au fond. Le soleil était venu le chercher à grands coups de langue chaude.

Il respire avec tout son corps ces sensations nouvelles, le cœur tellement gonflé qu’il va éclater.

Mais, que se passe-t-il ?

Il est projeté violemment contre les parois. La cage se renverse sens dessus dessous. Ça dure une éternité. Grognements de terreur. Puis tout devient immobile et silencieux.

Il y a des morceaux de métal partout. Et la terrible odeur du sang.

Il panique, se fraie un chemin dans l’enchevêtrement de ferraille et de corps. Les portes sont béantes. Il hésite : c’est haut pour ses courtes pattes.  On le pousse. Il saute maladroitement et se faufile dans les fourrés.

Cerdito dévale la colline. L’herbe moelleuse éclate sous les pieds en fragrances sauvages. À mi pente, un fumet inconnu le fait saliver.  Un pommier ! Le fruit éclate dans sa bouche en un arc-en-ciel juteux et parfumé.

Il repart. Un bosquet humide au bord de l’eau. C’est plus fort que lui, il se roule et se caresse en un joyeux abandon à l’humus qui embaume le champignon.

Il arrive au ruisseau. Il boit à longs traits l’eau limpide.

Le cœur content, il se retourne. Là-haut, l’homme au bâton pointu le regarde, un téléphone à la main.

« Au kilomètre 214, soixante porcs pour l’abattoir. Certains se sont échappés. Faites vite. »

Si Cerdito ne comprend pas les mots, l’instinct le pousse à courir encore.

Il se jette dans l’eau peu profonde, atteint l’autre rive, escalade un talus.

En haut, il trouve un chemin dur et noir, avec des traits blancs, et qui sent très mauvais. Il ne connait pas le sens de ces dessins. De l’autre côté, des arbres, encore. Un parfum de noisette.

Cerdito a du ciel plein les yeux, de l’herbe entre les orteils, un goût de pomme dans la bouche et la peau toute fraîche du bain.

Le nez au vent, le cœur content, il s’élance.

Un éclair blanc le foudroie en un fracas de tonnerre.

 

Yann

Pas bien réveillé ce matin, après deux mises bas cette nuit.

J’aurais dû prendre un pull, cette petite bise s’infiltre sous ma chemise, heureusement que le soleil chauffe encore un peu. Je vais attraper la mort, de passer du chaud de l’étable au froid, et courir après ces bestiaux.

Regarde-le, celui-là, à mater à travers la herse d’allaitement ! Elle est plus là, ta mère ! Ne cherche pas ! Allez, avance, c’est par ici la sortie.

Ça fait un de ces bruits, leurs sabots sur ces grilles, mais alors, qu’est-ce que c’est pratique ! Un coup de jet et hop ! Disparu le purin. Tout dans la trappe de vidange.

J’irais pas jusqu’à dire que ça sent bon, mais quel gain de temps sur le nettoyage ! Ça valait le coup d’investir, j’ai pu doubler la capacité. Les bénéfices ont un peu augmenté, au prix où ils nous payent le kilo, c’est pas du luxe !

Ils n’avancent pas, bon gu ! Ils ont les pieds en sang, à cause des caillebotis.

De toute façon, ce soir ils n’en auront plus besoin.

Faut que j’y sois à 10 heures, sinon ils ne les prennent pas et je suis bon pour y retourner demain. Pas que ça à faire, et les créanciers sont à la porte. Ils n’attendront pas demain pour compter les agios.

Allez, bougez-vous. Ok ! Vous ne voulez pas ? Tiens ! Un petit coup de gégène. Là ! Tu vois, quand tu veux !

Allez, en route pour le grand voyage.

La campagne, l’herbe verte, les petits oiseaux, très peu pour moi, vivement ce soir que je retrouve les potes au bistrot, devant le match ! Ils ne mouftent plus, là derrière !

Faut que je me détende, je suis à cran et c’est ma femme qui prend les jérémiades. Je vois bien qu’elle en a plein les bottes. D’ici qu’elle se barre, ya pas des kilomètres.

Putain ! C’est quoi, cette tache sombre dans le virage ? C’est pas vrai ! Le camion part en vrille ! Je n’arrive pas à redresser. Une vraie savonnette ! Si je tenais le fumier qui a vidangé son carbu sur la route ! Nooooon ! Pas le fossé ! …

J’ai une enclume dans la poitrine. J’ai mal rien qu’à respirer. Faut que je sorte d’ici ! Qu’est-ce qu’ils ont à couiner comme ça ?

Ah, la vache ! Le carnage ! Il y a du sang partout. En plus, le camion est bon pour la ferraille. Et là-bas en bas, en voilà un qui se carapate. Vite, mon portable, j’appelle les bleus pour me récupérer tout ça.

« Au kilomètre 214, soixante porcs pour l’abattoir. Certains se sont échappés. Faites vite. »

Il fait quoi ? Il mange une pomme ? La vue de ses collègues en bouillie ne lui a pas coupé l’appétit. Et là ? Il se roule dans la boue ? Profite, mon con, ça va pas durer.

Le voilà parti de l’autre côté.

Bon sang ? Ils arrivent ou quoi ? C’est mon pognon qui se fait la malle. Déjà qu’y en a pas lourd, dans les caisses. Plus de dettes que de cash.

Il traverse le ruisseau, qu’est-ce qu’il y a, déjà, sur l’autre rive ?

Ah, oui, la quatre voies …