Un instant d’égarement

lights

Elle est arrivée à l’âge de six mois, affectée au 1er secteur. Tous les 30 jours on change de secteur. Il y en a 12.
Au matin du 30e jour du 12e secteur, les « vieilles » sont emmenées. Personne ne sait où.

Le soir même les nouvelles arrivent, des petites de six mois toute fringantes.

Depuis qu’elle est passée au secteur 12, elle est inquiète. Bientôt, ce sera le grand jour. Où va-t-on l’emmener ?

Quand elle y pense, des fois sa gorge se serre et elle a envie de fuir, des fois son cœur s’emballe comme s’il allait éclater de joie. Alors elle a envie de… envie de…, elle ne sait pas au juste de quoi. Mais ses pattes grattent la sciure moite et cherchent s’il n’y a pas de… pas de… bonnes choses à manger !
C’est idiot ! Tout le monde sait que les choses à manger défilent toute la journée sur le tapis, et qu’elles ont le goût amer du poisson mort. Pas besoin de gratter !

Aujourd’hui, 29e jour du 12e secteur, elle y pense encore plus. Demain matin, elle saura. Mais c’est maintenant qu’elle voudrait savoir !

Elle y pense, elle y pense. Ça lui donne envie de… envie de… se rouler dans la terre pour laver ses plumes, se frotter dans tous les sens. Elle sentirait les gravillons nettoyer toute la poussière et la crasse accumulées qui lui démangent la peau. Elle se relèverait toute propre et pimpante comme une petite nouvelle.

A tant y penser, elle ne tient plus et se roule sur le sol métallique.

Ce n’est pas pareil que dans son envie. Il n’y a pas beaucoup de place. Elle soulève une âcre odeur d’urine, bouscule les autres qui protestent bruyamment. Elle se trémousse dans tous les sens. Elle ne peut plus s’arrêter.

Brusquement, la porte mal fermée cède sous son poids.

Elle tombe à moitié dehors. Son aile se prend dans la courroie du tapis roulant. Elle est entrainée. Sa patte, restée coincée dans la porte, cède en un craquement sec.

Le bruit a attiré l’attention. On arrive en courant, l’arrache du tapis et la rejette dans la cage.

La lumière lui déchire les yeux. Elle claudique avec peine jusqu’à un coin tout au fond, un peu sombre. Sa patte blessée pend, inerte. Elle soulage son poids sur la patte valide, glisse la tête sous son aile ensanglantée et attend son destin.

Au profond de la nuit, à l’heure où glapit le renard, une lueur furtive balaye les cages. Une poignée d’ombres progresse dans l’allée.
Elles traquent les bêtes sans valeur, les malades, les blessées.
Neuf fois elles s’arrêtent, neuf fois elles repartent.
Un dixième arrêt. Le faisceau fouille la cage jusqu’au recoin où est blottie Poulette. « Là ! Une autre !»

Deux mains plaquent son aile brisée à son corps qui palpite, la soulèvent avec fermeté et la déposent dans un carton, sur un lit de paille qui embaume le blé mûr. Le couvercle se rabat. L’obscurité est totale.

Poulette et ses neuf congénères sont portées à pas pressés jusqu’à une camionnette bleu ciel. Le commando d’IGUALDAD ANIMAL disparaît dans la nuit.

Note : Au cours de leurs incursions pour témoigner, caméra au poing, de l’indignité et de la cruauté perpétrées envers les animaux au sein des fermes d’élevage, IGUALDAD ANIMAL prélève toujours quelques animaux.

Des bénévoles leur offrent alors une vie digne, dans un environnement où on ne les fait pas souffrir et où on leur permet d’exprimer les comportements propres à leur espèce, indispensables à leur bien-être mental. En l’occurrence, pour les poules, gratter le sol, étendre les ailes, prendre des bains de sable et construire un nid.

Après l’âge de 18 mois, une poule peut encore pondre pendant de nombreuses années. Mais ses œufs sont plus gros, et la ponte moins régulière. Au nom de la rentabilité, elle est remplacée et vendue à très bas prix aux industries agro-alimentaires.

Dans des conditions normales, une poule vit entre 10 et 15 ans.