Le livre maudit

Il se sent ridicule, ectoplasme endimanché, planté devant son armoire à glace.

Il a soigneusement brossé ses dents, rabattu sur son crâne les rares cheveux que la dernière chimio a bien voulu lui laisser. Rasé de frais, il a vaporisé un soupçon de vétiver sur ses joues, puis revêtu de son beau costume crème, à fines rayures marine, qui lui donne un air d’Aldo Maccione. Après tout, il est convié à un banquet de noces…

Les enfants sont chez leur grand-mère.  Il a éteint son téléphone portable et débranché la sonnette. Il ne sera pas dérangé. Il prend une grande inspiration et commence à réciter :

«Quidam rex nomine Iohel nuptias faciebat in regione orientis,
In Chana Galileae.
His nuptiis invitati sunt plures….

 

Cher Commissaire,

Voilà déjà quelques temps que vous achoppez sur cette affaire du mystérieux livre tueur que l’on trouve sur e-Bay, vendu sous le nom de Cœna Cypriani. On dit cet ouvrage maudit.

Cette parodie d’Évangile, mettant en scène mille ans de personnages bibliques autour du récit des agapes orgiaques d’un festin de noces, serait œuvre de Satan. Ou alors il contiendrait les secrets encryptés des alchimistes païens des premiers âges : le décodage de ces signes par un profane entraînerait son décès, alors qu’elle livrerait à l’initié les clefs de l’immortalité. Il se raconte aussi que cet écrit précieux contient les arcanes du bonheur. Il paraîtrait que Dieu lui-même aurait présidé à sa rédaction, et sa lecture en serait insupportable aux impurs.

Comme toute légende, il y a dans celle-ci une part de vérité.

… Ioseph super modium, Beniamin super saccum,
David super monticulum, Iohannes in terra,
Pharao in arena, Lazarus super tabulam,
Iesus super puteum, Zacheus super arborem,…

J’assiste, navrée, à la progression inexorable du cancer qui vous ronge. Vous avez enfermé derrière les barreaux les plus redoutables bras armés du Malin. Vous êtes, pour l’humanité, un être précieux.

Vous l’êtes aussi pour les deux petites personnes qui, depuis le décès brutal de votre épouse lors de l’attentat qui ensanglanta Paris le 13 novembre, n’ont plus que vous.

… citrium Adam, lupinos Danihel,
pepones Pharao. carduum Cain,
ficus Eva, malum Rachel,
prunum Ananias, bulbos Lia,…

C’est quelqu’un qu’il connaît, qui le connaît. Une femme. Laquelle ? Il fouille sa vie quotidienne. Maryse, la serveuse du bistrot d’en face ? Anna-Paula, la concierge à qui il confie de temps en temps les enfants ?

Le miroir lui renvoie l’image de son corps, boursoufflé de cortisone, au teint olivâtre. Il perçoit la vanité de ses espérances. Cependant cette personne a raison : il n’a pas de meilleure alternative. Il serre contre lui le manuscrit enluminé, à la couverture rouge, comme le sang versé des 2500 précédents acheteurs de cet ouvrage maléfique. Retrouvés morts, sans explication plausible, un mois après l’achat. Une hécatombe de lettrés, érudits ou penseurs, tellement indispensables à la société moderne qui ne réfléchit pas plus loin que le coin de son smartphone.

Sa mémoire, noria obstinée, apporte à ses lèvres les mots, les uns derrière les autres, de l’obscure litanie. Un mois qu’il les apprend par cœur.

… Tunc iussit rex, ut omnes, qui fuerant in convivio,
ducerentur in tormenta.
Quo facto primus innocens decollatur lohannes,
occiditur Abel, foras proicitur Adam, …

Pourquoi vous ? Parce que vous avez du flair. Je suis lasse. Au fil du temps, mon corps a fini, si lentement soit-il, par s’user. Je n’ai plus, pour perspective, qu’une éternité de souffrance. Vous l’avez compris, je suis un des soixante-sept immortels à posséder un des soixante-sept exemplaires du manuscrit original. Les autres sont des reprises adroitement altérées pour les rendre inoffensives. J’ai bien vécu, puis trop vécu. Pour quitter ce monde, je dois trouver un remplaçant. Ce livre est l’unique clef de ma délivrance. Je suis déterminée à poursuivre, dussé-je exterminer 2500 crétins de plus. La perspective me chagrine, j’espère que vous serez à la hauteur.

Si vous acceptez mon offre, apprenez le texte qu’il contient. Vous disposez pour se faire d’un mois lunaire plein, de lune noire à lune noire. Alors, au soleil couché, vous le réciterez sans hésitation ni erreur. Vous tiendrez le livre, dans lequel vous aurez eu soin de glisser cette missive, fermé et serré contre vous.

Ne vous attendez pas à être propulsé sur un nuage vaporeux, en compagnie d’angelots dodus.  Moins enviable, vous irez rejoindre le roi Joël et ses invités. Votre sort deviendra celui du malheureux Achar.

Vous avez pu vous documenter suffisamment pour savoir que le pauvre hère, quoiqu’innocent, a été sacrifié, en victime expiatoire, pour le vol des objets précieux offerts au roi Joël à l’occasion des noces.

Il vous appartiendra alors de découvrir le véritable auteur du larcin, pour le livrer, à votre place, à la vindicte royale. Vous y gagnerez la vie éternelle, celle qui vous permettra de vaincre votre maladie et de voir grandir vos enfants.

Échouez et, comme les 2500 précédents destinataires de ce livre, vous subirez le funeste sort d’Achar. On vous retrouvera, demain matin, dans votre chambre, décédé de cause inconnue que l’on se dépêchera d’attribuer à une défaillance quelconque de votre organisme épuisé.

… Postmodum scrutatis omnibus inventum est furtum apud Beniamin,
quod erat in conscientia loseph.
Sed posteaquam probatum est regi,
quod Achar filius Carmi solus esset reus furti,

Il s’essouffle, il n’a que trente huit ans, mais déjà la lassitude d’un corps qui renonce. Les chaînes de ganglions douloureux longent ses aisselles. Il n’est pas retourné faire les examens. Il connaît la réponse. Rechute.

 

Cher Commissaire, vous êtes le meilleur des enquêteurs que j’aie jamais connu, et, pourtant, ma vie a été longue. Je vous en conjure, ne me décevez pas.

Votre dévouée

Signature illisible

Il doit arriver au bout, sans faillir, s’il veut mettre un terme à la boucherie des inconscients attirés dans ce piège mortel.

… Quo facto gaudens clamabat Zacharias,
confundebatur Helisabeth, stupebat Maria,
ridebat de facto Sara.
Tunc explicitis omnibus domos suas repetierunt. »

 

Le Commissaire Jean-Pierre Dubreuil ne fut pas très étonné, de trouver, le lendemain matin, en arrivant au bureau, à côté de la cafetière, entre deux mugs dépareillées, une boîte en carton entourée de crêpe noir.

“C’est pour quoi ?

– Une couronne pour l’enterrement de Josepha.

– … ?

– Mais si, tu sais. La vieille femme, derrière le guichet, aux archives du sous-sol. Partie dans son sommeil, cette nuit. Rupture d’anévrisme. Pas de famille, elle laisse tout aux orphelins d’Auteuil. Je rêve ou tu as meilleure mine, ce matin ? Tu as l’air en pleine forme !

Dubreuil glissa un billet de vingt euros dans la cagnotte.

– Terrible ! Allez, c’est pas tout ça, on a du boulot !”