La malédiction d’Akkad

Nouvelle de fantasy (merveilleux)

Dans un recoin de la cathédrale, la vieille Inanna psalmodie sans relâche une mélopée incompréhensible.

Depuis le balcon de l’esplanade qui surplombe la ville, au pied de la Basilique de Fourvière, Imad contemple la désolation. La ville basse est submergée. Au Nord, la Croix-Rousse, au Sud-Ouest, Saint Irénée, émergent au milieu d’une étendue boueuse. Pour des raisons incompréhensibles, la terre recrache l’eau de ses entrailles. Rhône et Saône ont envahi la vallée, et continuent de monter.

Fuyant son entresol de la rue Saint Jean, Imad a emmené son père Achour, sa sœur jumelle Kirah, la vieille servante Inanna et la chatte Numa sur la hauteur la plus proche. Un exode de plus pour Achour, fuyant l’Iraq en feu vingt-cinq ans plutôt, laissant derrière lui son épouse en couches ensevelie dans les ruines de leur demeure.

Imad s’approche de son père.

« Dis-lui d’arrêter, Papa, tout le monde est à cran.

– J’ai déjà essayé, elle ne m’entend pas. C’est une vieille prière.

– Ah bon ! Tu comprends ce qu’elle dit ?

– Pas tout. C’est du vieux patois Sumérien, ils le parlaient avec mon grand-père, certains mots me reviennent.

– Et, que dit-elle ?

– Elle parle de la Déesse Tiamat…, de sa colère…, les trois portes, non, des harpes, une clef… Elle invoque Mushüssu. On dirait…, la malédiction d’Akkad !

– Ok, bon, elle retombe en enfance.

Son père se retourne, pensif, vers la vieille en prière.

– Non, certainement pas.

« Une est à nouveau Tiamat… mâle est la clef des trois portes, femelle est la clef des trois harpes, marmonne la vieille femme. »

– Je me souviens de cette légende. Au commencement du Monde, le jeune dieu Marduk a coupé la Déesse Tiamat en deux, et, des deux parties, a fait le ciel, et puis la terre. Depuis elle crie sa rage et cherche à détruire ceux qui l’ont trahie. Il est dit que, si elle venait à se réveiller, un enfant d’Ur devait descendre aux enfers pour invoquer Marduk, et remettre Tiamat à sa place. Cette eau qui monte, ce n’est pas un hasard.

– Ah. Et, tu as une idée de ce qu’il faudrait faire ?

– Non, tout ce que je sais, c’est qu’au train où vont les choses, à l’akitu de septembre, Tiamat sera réunie, et la terre entière sous les eaux.

Imad pâlit, contemple les gens entassés dans la basilique. Ça n’a rien d’une blague.

– L’akitu ? Qu’est-ce que c’est ?

– C’est demain. À l’aube. L’équinoxe d’automne.

Imad imagine sa famille engloutie dans les profondeurs glauques du Rhône devenu fou.

– Papa, ce n’est pas possible !

– Il y a peut-être une solution. Ta sœur et toi êtes enfants d’Ur.

– Mais nous sommes nés à Tell-Al-Muqayyar ! s’exclame Kirah.

– Sur les vestiges de l’antique cité d’Ur…

Imad, amer, ricane :

– Et les trois portes, Papa, elles sont à Ur, aussi, je suppose ?

Une silhouette vêtue de noir, sans doute le prêtre de la Basilique, sort de l’ombre.

«  Les trois portes sont partout et nulle part, elles sont dans le cœur des hommes. Elles sont en toi. Hâtez-vous. Le temps est compté. »

Sur ces mots l’ombre disparaît derrière un pilier. Les jumeaux, intrigués, en font le tour. Numa leur passe entre les jambes. Imad trébuche, s’appuie à la pierre froide. Elle cède. Un escalier s’ouvre dans le sol, ils ont juste le temps d’apercevoir le panache fauve de Numa qui disparaît dans les profondeurs. Kirah se précipite à sa suite.

« Attends ! » Trop tard, elle a tourné la première volée de marches.

Imad hésite. Le prêtre insiste. « Hâte-toi, à présent. Il n’y a pas d’autre chemin. » Il lui glisse une sacoche sur l’épaule puis le pousse dans l’escalier. Le sol se referme derrière lui.

Imad inspecte la besace. Il y a une lampe torche, un ocarina en terre cuite, une boîte de tic-tac et une petite bombe lacrymogène. « Il ne manque plus qu’un raton laveur ! », soupire-t-il.

À mesure qu’il descend, il a l’impression que le giron des marches devient de plus en plus étroit. Il peine à trouver la place pour y poser le pied. Lorsqu’il n’en reste que quelques centimètres, il dérape, bouscule Kirah dans sa chute, saisit une anfractuosité de la paroi, rattrape sa sœur de justesse.

Perchée sur une harpe de pierre taillée dans le mur, Numa agite des pendeloques accrochées aux oreilles d’une tête couronnée qui en orne le sommet.

Les muscles déchirés sous le poids de sa sœur, Imad souffle :

« Les boucles d’oreilles, Kirah, elles sont comme les tiennes. Mais il manque les turquoises. » Kirah hésite, décroche les pierres de ses oreilles et les suspend à l’effigie. Elles se balancent doucement sous les coups de patte de Numa. Une musique divine se répand.

La paroi bascule, une galerie apparaît. Ils s’y jettent et stoppent net. Un serpent à deux têtes en barre le chemin. Il bondit, plonge ses crochets dans la jambe d’Imad, puis menace Kirah.

Brisé par la douleur, protégeant sa sœur, Imad passe la main dans la besace, sort l’ocarina et le porte lentement à sa bouche. Le reptile, captivé, lâche prise, ondule longuement, au son lancinant de l’instrument, puis s’éloigne.

Un tunnel plonge vers les profondeurs de la terre. Numa les précède, à la lisière du faisceau de lumière. Soudain, ils l’entendent souffler et cracher.

Une Djinniya, édentée, noire comme un charbon et ridée comme une vieille pomme de terre, la retient serrée entre ses mains. « Embrasse-moi, beau jeune homme, si tu veux continuer.

Imad regarde la bouche lippue et réprime un haut-le-cœur.

– Jamais ! Tu t’es regardée, vieille sorcière ?

– Les choses sont toujours ce qu’elles sont et pas souvent ce qu’elles semblent, mon bébé ! Vite, un baiser pour Geshti.

Imad, le cœur au bord des lèvres, farfouille frénétiquement dans la besace. Pas possible, le vieux a dû penser à tout. Il trouve la boîte de tic-tacs. Pff ! Minable ! Mais il n’a rien d’autre.

– OK, mais avant, prend ça, Mémé.

– Geshti, appelle-moi Geshti, mon Destiné.

Il verse trois bonbons dans la bouche de la Djinniya. Il en passe aussi à sa sœur et se sert en dernier, ça ne peut pas faire de mal. La créature s’impatiente.

« Allez, beau gosse, un baiser ! Mais, un vrai ! »

Imad s’avance, la prend dans ses bras, ferme les yeux et avance du bout des lèvres. Un fluide mentholé l’envahit. Ensorcelé, il l’embrasse à pleine bouche. Lorsqu’il rouvre les yeux, devant lui flotte une jeune fille à la beauté irréelle, au visage doux et lisse et aux longs cheveux ondulés couleur de miel. Deux ailes diaphanes palpitent dans son dos.

Elle a lâché Numa, à la place, elle tient une lyre d’argent. Elle tend négligemment sa main à Kirah. Une marque blanche ceint la peau dorée de son poignet.

« Tu as quelque chose pour Geshti, toi aussi. » Kirah comprend que ses bijoux, légués de mère en fille depuis la nuit des temps, ont atteint leur destination. Elle y glisse son bracelet en argent ciselé. La lyre vibre.

Une trappe apparaît alors au sol. Numa saute de l’autre côté, se penche sur le vide. Des barreaux disparaissent dans les ténèbres.

La Djinniya s’engage dans le puits, leur fait signe de la suivre. Numa fait demi-tour. Le cœur soudain étreint d’une indicible tristesse, Kirah la regarde s’éloigner :  « Adieu, ma douce. » murmure-t-elle.

Après une interminable descente, la lampe s’est éteinte, à cours de piles. « Quel naze, ce curé ! » ronchonne Imad, inquiet.

Ils avancent dans le noir, guidés par le bruissement des ailes de la Djinniya. Elle se pose à l’orée d’une caverne faiblement éclairée et se tourne vers Kirah. « C’est Mushûssu, le dragon. Nous allons détourner son attention pendant que tu iras réparer la Harpe d’or avec ton collier. Une de ses cordes a été volée il y a très longtemps. Tu l’as au tour du cou, ma belle. »

La Djinniya entame alors une danse folle. Le dragon darde ses flammes dans la salle en essayant de l’atteindre. Kirah se faufile, attache une des extrémités de la corde. Mais le dragon bloque la deuxième barre. Imad réalise qu’il doit le faire lever. Sa jambe a doublé de volume. Il boitille tout près du museau du monstre, lui vide la bombe lacrymogène à la face. La bête en furie se lève, aveuglée, pleurant sur lui des larmes incandescentes. Kirah attache prestement la deuxième extrémité. La harpe joue une mélodie obsédante et triste.

Le dragon s’apaise immédiatement et vient se coucher à son pied. Imad reconnaît le chant des morts.

Sur le mur, un triptyque s’ouvre. Les cinquante noms de Marduk y sont inscrits.

« L’Enuma Elish. » murmure Kirah.

Ils les lisent à tour de rôle. Au cinquième, la terre vibre sous leurs pieds. Au vingtième, des grognements ébranlent les parois de la caverne. Au quarante-huitième, le triptyque tombe au sol et se brise. À genoux, Geshti prononce le quarante-neuvième. Le regard voilé par le venin, Imad déchiffre avec peine le cinquantième au milieu des fragments épars, pendant que retentit un cri de rage qui finit en un long gargouillement étranglé.

Étourdi, sa jambe complètement insensible, Imad redresse la tête. Une lourde porte s’entrouvre sur une immense salle aux murs dorés à l’or pur. À son centre sont érigés deux trônes. Sur l’un d’eux est assise une femme, identique à Kirah. «Vous êtes nés trois, voici votre autre sœur. » chuchote la Djinniya, fermement agrippée au bras d’Imad.

Kirah s’avance vers le trône vide à l’invite de sa sœur. Imad se débat, mais Geshti tient bon. Il pousse un hurlement déchirant lorsque la porte se referme sur sa sœur bien aimée, sa moitié de lui-même. Il s’écroule, inanimé.

Il revient à lui, adossé au pilier de la basilique, Numa est lovée sur ses genoux. Geshti, débarrassée de ses ailes, est penchée sur lui et le regarde avec tendresse.

« L’eau se retire, mon Aimé, béni sois-tu. »