Été indien

Nouvelle sentimentale

Une parfaite inconnue ! Voilà ce qu’elle est devenue pour lui. Elle est anéantie. Avant, lorsqu’elle pénétrait dans la chambre, vers 11h, elle pouvait voir son front se plisser sous l’effort, puis soudain son visage s’illuminait et il s’exclamait : « Laurie ! Mon ange ! »

Or depuis quelques semaines, plus aucune lueur dans son regard. Il lui assène un « Bonjour Madame ! » glacial qui lui transperce le cœur.

Il y a deux ans, lorsqu’elle s’était résignée à l’emmener dans cette maison de retraite médicalisée, on lui avait parfaitement décrit le cheminement inexorable de la maladie sans visage, au nom terrible. Elle n’avait jamais imaginé ce que ça représentait en réalité.

Ce matin, il lui a sèchement demandé de quitter la chambre. Trop abasourdie pour répondre, elle s’est exécutée. Désemparée, elle s’est assise sur le banc du patio, offrant sa nuque au chiche soleil de décembre.

À ses pieds, une ombre interminable vient s’étirer. Les yeux de Laurie remontent des derbies Guidi recroquevillées et usées jusqu’à la corde, en passant par un jean Balmain délavé tendu sur des cuisses musclées, un pull camionneur, jusqu’à une paire d’yeux gris pailletés d’or. Une abondante chevelure immaculée, négligemment balayée en arrière, couronne l’ensemble. L’homme se penche vers elle, l’air préoccupé. « Excusez-moi d’interrompre vos pensées, je suis un peu perdu, je cherche quelque chose à boire. »

Qui est cet inconnu ? Encore étourdie sous la gifle émotionnelle qu’elle vient de recevoir, elle ânonne : « Là-bas, près des sofas. » Il ne part pas, se dandine gauchement d’un pied sur l’autre. « Puis-je vous apporter une boisson chaude ? Vous n’êtes pas très couverte, et… » Laurie réalise qu’elle est sortie sans manteau et réprime un frisson. « C’est vrai… Il fait froid… Je vous accompagne.» Elle se lève. Il lui serre la main d’un geste décidé, ébauchant un léger claquement des talons. « Luc Goncalvès. » Laurie sourit. Militaire ?

Sa poignée de main est ferme et délicate à la fois, et surtout si chaude autour de ses doigts gourds que Laurie s’attarde, la laisse partir à regret. Elle murmure : « Laurie, Laurie Dubreuil. » Elle ne se reconnaît pas dans cette timidité soudaine. Les dernières semaines ont ébranlé son univers.

Devant le distributeur, lorsqu’il lui tend son chocolat fumant, il effleure ses doigts. À ce contact, elle vacille, électrisée. Une vague puissante lui vrille les entrailles. Un homme, chaud, élégant, attentionné. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas vibré ainsi ? Mais cette fois, c’est différent. Sous le regard pénétrant, Laurie brûle de désir et fond de tendresse en même temps.

À sa main droite, elle note alors l’anneau aux reflets irisés de platine. Elle se fige. Il a remarqué et sourit d’un air embarrassé. « J’espère que c’est un bon établissement. J’ai promis à feue mon épouse de m’occuper de son père. Voilà six mois qu’elle est décédée et ne suis pas à la hauteur de la tâche. Je dois déléguer.

Laurie contient un soupir de soulagement :

– Excellent, je vous assure. »

Il évoque avec passion sa vie de pilote, l’ivresse des airs, l’adrénaline des missions. Laurie est hypnotisée par ses lèvres humides. Elle les imagine, brûlantes, glissant sur le fin épiderme de son cou, parcourant l’aréole de ses seins, le long de ses …

Mais, qu’est-ce qu’il lui prend ? Elle secoue la tête, reprend le contrôle. La chef de projets R&D de Technometric Inc plantée comme une midinette devant un vieux beau sur le retour ?

Il a noté le changement d’attitude, s’interrompt, gêné. « Mais, je vous retiens, on doit vous attendre…

– Oui ! Enfin, non. » Laurie bafouille une excuse et s’éloigne nerveusement. Elle a encore tout gâché ! D’accord, il n’est pas tout jeune. Mais ensorcelant. Et à quarante-cinq ans, elle affiche une maturité désinvolte. Certes, mais, indéniable. Et un peu enrobée. Et myope comme une taupe.

Et voilà ! Qu’un homme passe le bout du nez dans sa vie et ses vieux complexes reviennent l’envahir et la déstabiliser. Elle est furieuse.

Devant la chambre, le médecin barre l’accès. « Laurie, son état se détériore rapidement. Ne lui en veuillez pas, vous vous sentez rejetée, vous avez juste été … effacée. Il a besoin de repos. »

Dévastée, les yeux remplis de larmes, Laurie sort sur le perron. Elle n’a pas de programme pour cette journée. Elle devait la passer à la maison de retraite, comme tous les jeudis. Son train est à 18 heures.

Un manteau d’alpaga négligemment jeté sur les épaules, Luc est appuyé à une colonne du porche. À travers ses épaisses lunettes embuées de givre, Laurie ne distingue que sa bouche pulpeuse assortie de deux fossettes poupines.

Elle trébuche sur la première marche. Il lui prend le bras. « Mon taxi est là-bas. Permettez-moi de vous raccompagner. » Laurie le suit, aimantée. Dans la douce chaleur de l’habitacle, elle ôte ses lunettes, se laisse aller contre la caresse satinée du cuir. Elle murmure :

« Je lui ai consacré toute ma vie, et, pouf ! je n’existe plus… Alakazam ! Quelle dérision. Alzheimer…»

Sans un mot, il passe son bras sur son épaule, l’attire vers lui. Elle s’abandonne contre sa poitrine. Une discrète fragrance de vétiver émane du corps athlétique. Sous le cachemire du pull, un cœur affolé bat à tout rompre. Saisie d’une pulsion irrésistible, elle relève la tête, glisse une main derrière la nuque penchée sur son visage, l’attire vers elle et mord la bouche offerte à sa gourmandise. Elle fouille hardiment la cavité humide, débusque une langue timide, la titille de la pointe, l’enveloppe, la roule et la cajole en une promesse torride…

Le lit King size du Novotel est à peine assez grand pour leurs ébats. Laurie explore ce corps d’éphèbe grisonnant.  Elle le chevauche lentement, savoure l’endurance de sa monture, ondule comme une naïade emportée par les vagues. Les yeux clos, elle gémit doucement. Elle a l’air d’une adolescente à son premier bal. Elle accélère. Il la suit, se tend comme un arc, agrippe ses hanches et dans un cri, ils jouissent à l’unisson.

Apaisés, ils savourent une coupe de champagne. Il s’est blotti contre elle, pour un peu, il se mettrait à ronronner. Elle promène pensivement sa main potelée dans la crinière argentée, pousse un soupir.

Elle pense à la rebuffade du matin, réprime un sanglot. Luc, la mine sombre, effleure ses yeux d’un doigt léger. « Ne soyez pas triste, il a oublié, pas vous. Essayez de vous remémorer les bons moments, votre première rencontre…

Elle le regarde, ahurie.

– Papa ? Première rencontre ? Mais, … je le connais depuis toujours !

Il vacille un instant, réalise sa méprise puis plonge un regard de braise dans ses yeux. Il balbutie, l’air grave :

– Laurie, J’ai cru… J’ai pensé… votre cœur est libre, alors ?

Elle lui décoche un sourire coquin.

– Libre ? Non, je ne crois pas … Plus maintenant.