“adopte-un-plouc.com”

Le regard pétillant, Lou Ann agite les billets.
« Et un écran plat home cinéma !
– Et un frigo américain qui fait les glaçons tout seul ! renchérit Sammy.
– Et un matelas à eau pour les galipettes ! reprend-elle, coquine.
– Et un super VTT électrique !
– Et un nouveau fauteuil pour Papy !

La liste est longue. C’est une grosse vente. Les premières, artisanales, leur ont permis de retaper la ferme, et d’équiper la champignonnière. Depuis que Maryse, l’infirmière de Papy, a compris leur démarche, ils ne manquent pas de clients. Ils sont passés pros. Et voilà le résultat : un beau pacson de blé sur les jolies jambes fuselées de Lou Ann.

Dans la petite Panda 4×4 hors d’âge, ils sont ballotés dans tous les sens. Le chemin est défoncé. Et il le restera. Pour vivre heureux, vivons cachés. Ils sont raisonnables, et prudents.
Mais, derrière la façade décrépie, après la cuisine d’époque à l’équipement sommaire où trône encore la cuisinière à bois de Grand-Mamie, Sammy a aménagé pour sa princesse un palais des mille-et-une nuits.

La rivière souterraine qui traverse la propriété a un débit réglé comme une horloge.  Une ancienne turbine de Nord Atlas, reconvertie en pompe à chaleur, fournit électricité et chauffage en quantité suffisante et discrète pour l’installation.
C’est ainsi que foisonne, dans l’enfilade des galeries de l’ancienne champignonnière, un jardin d’hiver luxuriant.

Sammy pile brusquement, en arrivant dans la cour.
– Meeeeerde !

Ils se regardent, incrédules. Ils vérifient, la porte d’entrée est fermée à clef, tout semble normal.

– Non ! C’est pas possible, ça peut pas être lui, il peut à peine marcher !  Papy ? … Paaaapy !
Lou Ann grimpe aux chambres.
Il a l’ouïe fine, malgré ses 92 ans. Il entrouvre un œil vitreux.
– Kèk t’as, ma poule ?
– Rien, Papy, rendormez-vous.
Lou Ann redescend.
– C’est pas lui.
– Mais, alors, où est passée la caisse ?
Force leur est de constater que la vieille Mercédès, qu’ils garent toujours sous le hangar, a disparu.

– Vérifie la grange, je fais un tour jusqu’au ruisseau, déclare Sammy.
Elle troque ses Louboutins pour des bottes en caoutchouc et, derrière le faisceau tremblotant de la lampe de poche, s’enfonce bravement dans la nuit noire.
Sammy, dans la Panda tous feux éteints, roule au pas sur le chemin qui contourne la maison.

– Alors ?
– Rien, la grange était fermée, en bas tout est normal. Et toi ?
– Nada. Va te coucher, ma Loute, je vais surveiller.
– Sois prudent, mon cœur, murmure Lou Ann.
Elle est livide et ses mains tremblent. Sam en a les tripes toutes retournées. De rage, et d’angoisse. Pas question d’appeler les bleus.

Il écume les chemins alentours, sans trouver trace de leur vieille voiture. Elle appartient à Papy, elle leur sert à l’emmener à l’hosto, ou en en ballade quand ça lui pète d’aller voir sa sœur à Oraison. Qui peut bien vouloir voler une telle antiquité ? C’est un char d’assaut ! Voiture bélier dans un casse ? Un viron déjanté ?

Il rentre, épuisé, à l’heure où la nuit semble ne jamais devoir prendre fin. Il se blottit contre Lou Ann, et sombre dans un sommeil hanté de vieux démons. « Tu te crois à la télé, morue ? Tu te joues “Le bonheur est dans le pré” ? Il est où, Monsieur “adopte-un-plouc.com” ? Faut qu’on discute. »

Au matin, elle fait irruption dans la chambre, l’embrasse, lui ébouriffe les cheveux. Il entrebâille les quinquets, grimace : le soleil entre à flots.
« Oh ! Chouchou ! Tu l’as retrouvée ! Elle était où, finalement ?
Il ne comprend rien à ce qu’elle bave. Retrouvé quoi ?
– Bé, la voiture, pardine ! … Elle marque un temps d’arrêt. C’est pas toi ? Mais alors…

Elle est là, juste au virage, toute rutilante dans le soleil du matin, après le lavage-lustrant-cire-séchage qu’on lui a gentiment administré.
Ils s’approchent, intrigués comme deux poules qui auraient trouvé une brosse à dents, et un peu inquiets aussi. Il y a un papier plié sur le tableau de bord. Sammy le prend d’une main hésitante. Trois petits cartons s’en échappent.

« Salut, on avait un besoin urgent de votre caisse. Pour la peine, on vous l’a lavée et on vous a pris des places au Gaou pour le concert de Soprano et de Frédéric François. Sans rancune. »

– C’est quoi, cette embrouille ? murmure Sammy.
– Oh, Chouchou, c’est tellement gentil de leur part ! Wouahou, j’ai toujours rêvé d’aller au Gaou. Et tu es fan de Soprano ! Ils ont même mis un billet pour Papy ! Il connaît tous les tubes de Frédéric François !
Sammy plisse les sourcils.
– T’emballe pas, ma Loute. C’est quand ?
– Le trois juillet.
– On a le temps d’y penser. La voiture est revenue, c’est l’essentiel. Sûrement des petits cons du village. Allez, j’ai les nouveaux semis à repiquer, t’as fait du café ?

Les jours ont passé sans qu’ils s’en rendent compte. Lou Ann s’est lancée dans le tourbillon des emplettes. Sammy a suivi, se nourrissant de sa joie. Dans son sillage, il transporte, monte, perce, visse, cloue. Il  a posé le home cinéma dans le séjour, onze mille euros, quand même, et placé le Chesterfield en cuir rouge juste en face. Il le trouve trop dur, alors il a traîné son Poäng d’Ikéa à côté. Le réfrigérateur américain, gros comme une armoire, débite glaçons et glace pilée à l’envi. Lou Ann est dingue de son four à vapeur, où elle mitonne les potages et les purées de Papy. « En plus, c’est dié-té-ti-que ! »

Elle a tout claqué. Mais Sammy s’en fout, tant qu’il voit des étoiles plein ses yeux. Elle est heureuse, il est heureux.

Ils auraient oublié la mystérieuse ballade de la Mercédès, si le pick-up de Papy ne tournait en boucle sur les 33 tours de Frédéric François,
« Viens te perdre dans mes bras,
Et surtout ne pense plus à rien,
Quand tu te réveilleras,
Ton passé sera déjà bien loin … »
Celle-là amène toujours un peu d’eau aux yeux de Sammy.

Depuis que Lou Ann a fait irruption dans leur vie, son grand-père a retrouvé une seconde jeunesse. Ses douleurs se sont envolées. À la campagne, on s’occupe de ses vieux, jusqu’à leur mort. Mais ce n’est pas une raison pour les laisser souffrir. À quoi servirait un bas de laine bien rempli si chaque seconde est un enfer ? Lou Ann avait son idée pour lui rendre le sourire. Sammy a suivi, et reconverti son activité agricole.

Le grand jour est arrivé. Le fauteuil roulant est dans le coffre. Papy, en costume trois pièces, le borsalino vissé sur la tête, fredonne encore :
« Maintenant que tu es loin de moi, mon amour,
Je ressens combien je t’aime,… »

Sammy a fait un effort vestimentaire, un jean neuf et les Nike rouges. (Allez, Chouchou, pour me faire plaisir.) Il déteste attirer l’attention. Les moqueries sur son physique, en primaire, l’ont rendu solitaire et taciturne. Petit, trapu, le front bas, noir de poil et velu comme un singe depuis sa puberté, il en a encaissé, des quolibets. Mais, pour elle, il donnerait ses deux bras. Elle est radieuse, dans son ensemble short et boléro en cuir vert fluo.
Ils laissent Castellane sur leur gauche et rejoignent l’Île du Gaou, où se tient tous les étés le plus beau festival de la côte.

Sam est inquiet. Il n’aime pas s’éloigner de la ferme. Réflexe paysan. Lou Ann a le ventre noué lorsqu’ils longent les troquets du port, qui lui rappellent de mauvais souvenirs. Seul Papy, inspiré par la Grande Bleue, chante en sourdine « Quand viendra la fin de l’été », le nez collé à la vitre.

L’ambiance festive et bon enfant du concert balaye leurs angoisses, et c’est de fort joyeuse humeur qu’ils rentrent chez eux.

Pendant que Sammy bataille avec le nouveau fauteuil roulant, Lou Ann va ouvrir.
« Mais ! … Chouchou ! … T’as pas fermé à clef ?
– Bien sûr que si !
Sammy abandonne Papy endormi sur la banquette et se précipite, alarmé.
– Attends, ya un mot sur la porte.

« Nous espérons que vous vous êtes bien éclatés au concert, nous aussi. »

Derrière la porte branlante du fond de la cuisine, toutes les pièces sont vides. Il ne reste que le Poäng, face à un mur nu. Ils ont même emporté le lit médicalisé de Papy !

Ils se regardent, médusés. « Les fumiers ! » Soudain, les yeux écarquillés d’horreur, ils s’écrient en cœur : « Les plantes ! »

Dans la grange, la trappe est encore recouverte de foin. Les poules, éblouies par la lampe torche, caquettent nerveusement sur le perchoir qui la surplombe. Au risque de se rompre le cou, ils dévalent les marches en pierre de l’escalier caché dessous. Ouf, tout est en ordre, les goutte-à-goutte,  les lampes, les feuilles luisantes.

Allongé sur le bain de soleil de la terrasse, dans la nuit tiède de juillet, Sammy veille.
Il contemple sa princesse endormie, et chaque hoquet de sanglot qui secoue sa douce poitrine lui déchire le cœur. Aussi vrai que son mac, débarqué un soir d’hiver pour reprendre son dû,  engraisse les plantations de la champignonnière, il les retrouvera.